Jacques VACHE

Jacques VACHE



Jacques Vaché est-il un écrivain célèbre pour n’avoir rien écrit ? Non, et la première publication (remarquable édition de Patrice Allain) en 2018 de l’ensemble de ses cent cinquante-huit Lettres de guerre, en témoigne. Ce n’est pas en vain qu’André Breton ne cesse de lui rendre hommage et ce, dès le premier Manifeste du surréalisme, en 1924 : « Vaché est surréaliste en moi… Il est l’homme que j’ai le plus aimé au monde et qui, sans doute, a exercé la plus grande et la plus définitive influence sur moi. » Jacques Vaché est l’annonciateur du mouvement dada et du surréalisme. L’œuvre du prince noir de l’Umour, parcellaire (elle repose pour l’essentiel sur la correspondance poignante, poétique et incisive, adressée à sa famille et à ses amis de 1914 à 1918, le plus souvent du front) relève autant de l’écrit, du témoignage (sur la réalité de la guerre), du dessin que de sa vie même, pilonnée, brûlée et sacrifiée dans la boucherie de 14-18, le premier décervelage mondial, qui   constitue un massacre d’une ampleur sans précédent, fauchant toute une génération d’hommes qui a, comme Jacques Vaché, une vingtaine d’années lors de l’entrée en guerre. Résultat de l’apocalypse : 74 millions de soldats mobilisés, 10 millions de morts militaires, près de 9 millions de civils et 21 millions de blessés. Côté Français : 5,5 millions de blessés, 1.117.000 invalides, 600.000 veuves de guerre, 986.000 orphelins (la loi du 27 juillet 1917 crée le statut de pupille de la Nation) et 1.393.000 soldats morts (auxquels s’ajoutent 300.000 civils), dont 78.100 soldats coloniaux, soit 10 % de la population active masculine et 1/5 des hommes de moins de 50 ans. « Tout cela finira par un incendie, je vous dis », conclut Vaché.

Jacques Vaché est né à Lorient le 7 septembre 1895, d’un père d’ascendance anglaise James Samuel Vaché, capitaine d’artillerie (il devient lieutenant-colonel, en 1910) et d’une mère originaire d’Indre-et-Loire. Jacques Vaché vit ses premières années au Soudan (1896-1898), à Saïgon (1900) et à Hanoï (1901-1906), où son père est en poste. En 1906, de retour en France, Vaché poursuit sa scolarité au sein de l’Institution Saint-Louis de Lorient. En 1910, son père est affecté à Dakar : Jacques est alors envoyé chez son oncle à Nantes. Élève de l’Externat des Enfants nantais, Vaché en est exclu, pour avoir caricaturé l’un des professeurs surnommé « le babouin », en mars 1911 et intègre, en seconde, le Grand Lycée. Il y fait la rencontre de Jean Bellemère (alias Jean Sarment) Pierre Bisserié (avec lequel il est inscrit à l’École des Beaux-Arts), Eugène Hublet et quelques autres. Ils forment rapidement la confrérie des Sârs (le « groupe de Nantes »), qui scandalise la bourgeoisie nantaise.

Leur « Texte-manifeste » donne le ton, en 1913 : « Venus d’un peu partout, d’esprits et de tempéraments différents, réunis par la même éducation – à la suite des mêmes réactions, un dégoût commun nous unit. Nous haïssons le bourgeois c’est-à-dire le cliché pompeux, le convenu respectable, le banal solennel – les préjugés qui dessèchent le cœur, les disciplines officielles qui réduisent l’esprit… Nous ne voulons être d’aucun parti d’aucune école ; nous ne voulons  nous rattacher  à aucun système. » Grand, svelte et roux, Vaché affiche une élégance provocante, un esprit destructeur qui est dadaïste avant la lettre. Les Sârs inventent leur propre société. Jean Sarment témoigne en 1977 : « Ils ont leurs conventions, leur code, leurs accommodements personnels avec la langue française. Leur sens des valeurs et des hiérarchies. Ainsi, ils ont établi un classement social. En haut, les « Mîmes ». Pourquoi ? Le mot leur plaît. Il évoque la « mystique grandeur du silence qui s’exprime », comme l’a définie Jacques Bouvier (alias Vaché). Au-dessous des « Mîmes », les « Sârs », hommage à Péladan, aux ésotériques « Rose Croix », à tout ce qu’on voudra, qu’ils ne cherchent pas à préciser. Au-dessous : les hommes (homo vulgaris). Au-dessous des hommes, les sous-hommes, au-dessous des sous-hommes, les « surhommes » ; plus en bas, en descendant l’échelle, le sous-off, et, au dernier échelon, enfoncés dans la honte et l’ignominie – autre idée délicate de Bouvier – les « générals ». On ne daigne pas utiliser le pluriel convenu. Un général, des générals… Seul Bouvier s’obstine à demander si l’on ne pourrait pas trouver pour son père colonel une désignation – au-dessous de général – qui ferait de ce petit homme nerveux, autoritaire, très décoré et très vieilli, et très las sans doute, quelque chose comme un « intouchable ». Début 1913, les Sârs fondent leur première revue En route mauvaise troupe !, dont le titre relève de Paul Verlaine. Le 1er février 1913, débute « l’Affaire du lycée », suite à la publication dans la revue, par Pierre Riveau, de l’article L’anarchie, qui provoque un scandale au sein du lycée, que rapporte la presse nantaise et bientôt nationale. Les lycéens qui appuient les Sârs, s’opposent à ceux, monarchistes, de l’Action française. Riveau et Sarment sont exclus pour cinq mois du lycée. Les Sârs fondent une deuxième revue Le canard sauvage (en hommage à Henrik Ibsen), qui connaît quatre numéros entre la fin 1913 et la mi-1914. Les jeunes poètes sârs y expérimentent l’écriture collective et ce qu’ils appellent la « poésie unanime ». Vaché obtient son baccalauréat en juillet 1914.

Les Sârs sont séparés par le premier conflit mondial qui éclate le 3 août 1914. Sarment est réformé. Bisserié, Hublet (qui sera tué par un éclat d’obus en 1916) et Vaché sont mobilisés. Mobilisé au sein du 19eR. I. le 15 décembre 1914, Vaché fait ses classes à Brest jusqu’au début de l’été 1915, avant d’être hospitalisé plusieurs mois pour une maladie vénérienne. Il arrive au front, avec le 64eR. I., le 19 juin 1915, dans le secteur d’Albert dans la Somme. Dès cette période, l’anglomane Vaché espère devenir interprète auprès des troupes britanniques. Le 20 juillet 1915, Vaché est blessé par l’éclatement d’une torpille qui éclate à proximité de son abri. En août, il écrit à son ami Jean Sarment : « Je suis à deux kilomètres de la ligne de feu, derrière la tranchée des cadavres et le bois de la tuerie (de son vrai nom bois de la Truie). » Vaché confie entre autres, à son père (auprès duquel il s’ouvre le plus largement à propos de la vie au front et des horreurs vues et vécues), en date du 24 août 1915 : « Nous voici enfin rendus à destination – Nous ne gagnons pas au change… nous somme, paraît-il, dans le plus sale secteur de tout le front, à l’endroit désigné sur les communiqués par « entre Perthes et Beauséjour » - en Champagne pouilleuse. Nous sommes là à 7 ou 8 m des Boches, et c’est une lutte de grenades terrible – Et les mines !... je n’en dis rien, c’est trop terrible – Du reste – rien que le nom de notre tranchée – si l’on peut appeler cette terre bouleversée tranchée – est « tranchée des cadavres » - C’est très pittoresque – J’ai eu la chance de tuer le bon boche que j’avais en face de moi = car en toute première ligne, nous ne sommes qu’un grenadier tous les 25 ou 30 m, avec un vis-à-vis boche – J’ai donc pu le supprimer avant qu’il ait eu le temps de beaucoup m’inquiéter – Il ne m’a lancé qu’une grenade, et j’ai répondu par 5. Le malheureux a râlé une heure – C’est horrible tout de même… »

Deux ans plus tard, il écrit à Jeanne Derrien : « Le Règne de la BOUE est absolu, une sorte de mayonnaise tournée, très liquide et pas chaude, qui chante des bruits creux sous vous - Quelle horrible chose - ! - Et, plus que jamais, quel gâchis ! - maisons broyées - hommes tués, recul, avance, incendie, Révolution – C’est vraiment ce qui se fait de mieux dans le genre Guerre - la GUERRE-FLÉAU-DE-DIEU - ça vous vient à la tête, cette vieille alliance des mots. » Parallèlement, Vaché le dandy réclame des vêtements à sa mère : « Enfin - cela fera une fois de plus que je te demanderai de bien vouloir envoyer un vaste foulard de soie, de teinte claire uniforme (nos tranchées sont creusées dans la craie). » Le 22 septembre, Vaché est gazé au combat. Le 25 septembre 1915, le grenadier Vaché monte à l’assaut de la cote 1916 à Tahure (Marne), lorsqu’il est gravement blessé aux jambes. Il est évacué à Nevers où il subit une première intervention chirurgicale, puis à Nantes, suite à l’intervention de son père, au sein de l’hôpital temporaire 2 bis de la rue du Boccage. Radiographié (deux éclats sont identifiés), il doit subir une seconde opération, le 7 décembre 1915. Rue du Boccage, Vaché sympathise avec une jeune infirmière, Jeanne Derrien, qui devient sa « marraine de guerre », avec laquelle, après son retour au front, il entretient une correspondance suivie où il raconte son quotidien en textes et en dessins. Pacifiste et anarchiste, dégoûté par la guerre, Vaché évoque dans ses écrits « la tranchée des cadavres, pareille à une mer d’excréments où le soir se traînent de grands crépuscules rouges désolants… Je sortirai de la guerre doucement gâteux. ». Il ajoute : « Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays. »

À Nantes, Vaché se lie également avec deux jeunes infirmiers militaires parisiens, amis de lycée et réunis rue du Boccage : André Breton et Théodore Fraenkel (qu’il surnomme dans ses lettres « le peuple polonais »). Dans La confession dédaigneuse (in Les pas perdus, 1924), Breton rapporte dans le détail sa rencontre coup de foudre avec Vaché, en se trompant toutefois sur la date : « C’est à Nantes, où, au début de 1916, j’étais mobilisé comme interne provisoire au centre de neurologie, que je fis la connaissance de Jacques Vaché. Il se trouvait alors en traitement à l’hôpital de la rue du Boccage pour une blessure au mollet. D’un an plus âgé que moi, c’était un jeune homme aux cheveux roux, très élégant, qui avait suivi les cours de M. Luc-Olivier Merson à l’école des Beaux-Arts. Obligé de garder le lit, il s’occupait à dessiner et peindre des séries de cartes postales pour lesquelles il inventait des légendes singulières. La mode masculine faisait presque tous les frais de son imagination. Il aimait ces figures glabres, ces attitudes hiératiques qu’on observe dans les bars. Chaque matin, il passait bien une heure à disposer une ou deux photographies, des godets, quelques violettes, sur une petite table à dessus de dentelle, à portée de sa main… Jacques Vaché, à peine sorti de l’hôpital, s’était fait embaucher comme débardeur et déchargeait le charbon de la Loire. Il passait l’après-midi dans les bouges du port. Le soir, de café en café, de cinéma en cinéma, il dépensait beaucoup plus que de raison, se créant une atmosphère à la fois dramatique et pleine d’entrain, à coup de mensonges qui ne le gênait guère. Je dois dire qu’il ne partageait pas mes enthousiasmes et que longtemps je suis resté pour lui le « pohète », quelqu’un à qui la leçon de l’époque n’a pas assez profité. Dans les rues de Nantes, il se promenait parfois en uniforme de lieutenant de hussard, d’aviateur, de médecin. Il arrivait qu’en vous croisant il ne semblât pas vous reconnaître et qu’il continuât son chemin sans se retourner. Vaché ne tendait la main pour dire bonjour, ni pour dire au revoir. Il habitait place du Beffroi une jolie chambre, en compagnie d’une jeune femme dont je n’ai jamais su que le prénom : Louise, et que, pour me recevoir, il obligeait à se tenir des heures immobile et silencieuse dans un coin. À cinq heures, elle servait le thé, et, pour tout remerciement, il lui baisait la main. À l’en croire, il n’avait avec elle aucun rapport sexuel et se contentait de dormir près d’elle, dans le même lit. C’était d’ailleurs, assurait-il, toujours ainsi qu’il procédait. » Lorsqu’en avril 1916, Vaché réintègre le service actif, il poursuit par lettres sa relation avec Breton et Fraenkel : dix lettres à Breton, quatre à Fraenkel et une quinzième adressée en 1918 à Louis Aragon. Dans ses lettres, Vaché laisse libre cours à son esprit de dandy révolté contre l’art et la guerre. La seule autorité devant laquelle il s’incline est celle d’Alfred Jarry et ses personnages, Ubu et Faustroll. Vaché s’érige en contempteur acide de ses contemporains : « Êtes-vous sûr qu’Apollinaire vit encore, et que Rimbaud ait existé ? Pour moi je ne crois pas — Je ne vois guère que Jarry (Tout de même, que voulez-vous, tout de même — … — UBU) - II me semble certain que MARIE LAURENCIN vit encore : certains symptômes subsistent qui autorisent ceci — Est-ce bien certain ? — pourtant je crois que je la déteste — oui — voilà, ce soir je la déteste, que voulez-vous ? ». Vaché admire Jarry, mais n’aime pas Apollinaire à qui il reproche de « rafistoler le romantisme avec des fils télégraphiques ».

En juin 1916, Vaché est rattaché à la British Expeditionary Force, comme interprète. Il participe à l’offensive de la Somme, dans la logistique : « Jamais, je n’ai entendu pareil bombardement. » Blessé par un obus, il perd connaissance et est de nouveau hospitalisé durant dix jours. De novembre à décembre 1916, Vaché alterne « repos » et combats en 1èreligne dans le secteur du hameau de l’Épinette (Armentières, Nord). Vaché, qui « objecte à être tué en temps de guerre », est rattaché comme interprète au 2/5th Battalion, King’s Own Yorkshire Light Infantery, avec lequel il participe à la bataille de Bullecourt, début mai 1917. Le lieutenant-colonel Watson qui son dirige le bataillon de Vaché est tué au combat. Vaché écrit le 7 mai 1917 : « Deux ou trois bons camarades, tués et le plus grand malheur : mon colonel tué, révolver en main, sous une rafale de mitrailleuse alors qu’il essayait de reformer ses hommes – Un bombardement réciproque insensé, le capitaine adjudant M. la tête enlevée dans notre abri, démoli – Nous étions tous deux seuls et j’ai été littéralement baigné de sang. »

Le 24 juin 1917, lors d’une permission, Vaché et Breton se retrouvent à Paris au théâtre Renée Maubel pour assister à la première de la pièce de Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste en deux actes. Breton témoigne (in Entretiens, 1952) : « C’est au conservatoire Renée Maubel que je retrouvai Jacques Vaché. Le premier acte venait de finir. Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. À vrai dire le « drame surréaliste » d’Apollinaire ne lui plaisait pas. Il jugeait l’œuvre trop littéraire et blâmait fort le procédé des costumes. La pièce avait commencé avec un retard de presque deux heures sur l’horaire. Assez décevante par elle-même, elle était en outre médiocrement interprétée et les spectateurs, déjà énervés par l’attente, avaient accueilli le premier acte par des clameurs. Une recrudescence de l’agitation en un point précis de l’orchestre ne tarda pas pour moi à s’expliquer : c’était Jacques Vaché qui venait d’entrer, en uniforme d’officier anglais : pour se mettre au diapason, il avait dégainé son revolver et paraissait d’humeur à s’en servir... Jamais comme ce soir-là je n’avais encore mesuré la profondeur du fossé qui allait séparer la nouvelle génération de celle qui la précédait. Vaché, qu’exaspéraient en l’occurrence autant le ton lyrique assez bon marché de la pièce que le ressassage cubiste des décors et costumes, Vaché en posture de défi devant le public à la fois blasé et frelaté de ces sortes de manifestations, fait, à ce moment, figure de révélateur. »

Breton et Vaché forment le projet d’une conférence à Paris sur « l’Umour », cette notion définit le dandy : « Je crois que c’est une sensation – J’allais presque dire un SENS - aussi - de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout » ; l’écriture d’une pièce de théâtre à quatre mains ; la réalisation du premier recueil de poèmes de Breton, que Vaché doit illustrer. Car pendant le conflit, au-delà des croquis illustrant ses lettres, Vaché continue à dessiner. Le 18 août 1917, Vaché écrit à André Breton : « L’art est une sottise - Presque rien n’est une sottise – l’art doit être une chose drôle et un peu assommante – c’est tout… D’ailleurs – l’Art n’existe pas, sans doute - Il est donc inutile d’en chanter - pourtant : on fait de l’art - parce que c’est comme cela et non autrement - Well - que voulez-vous y faire ? ». Dans sa dernière lettre du 19 décembre 1918 à Breton, il écrit : « Je m’en rapporte à vous pour préparer les voies de ce Dieu décevant, ricaneur un peu, et terrible en tout cas. Comme ce sera drôle, voyez-vous, ce vrai ESPRIT NOUVEAU se déchaîne. »

Juillet/août 1917, Vaché est de retour en 1èreligne, avec le 2/5th Battalion, à Noreuil (Pas-de-Calais). Il abandonne son poste pour se rendre à Amiens pendant deux jours, ce qui lui vaut huit jours de prison à son retour. Début septembre 1917, Vaché est muté au 2/6th Battalion du West Yorkshire Regiment. En octobre, il contracte la fièvre des tranchées. Il est évacué et hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Rouen. En février 1918, Vaché fait office d’agent de liaison avec la 5th Army et remonte en première ligne à partir de mars. De mai à juillet 1918, Vaché devient interprète au sein de la 157th Brigade de la 52th Division de l’armée britannique, avec laquelle il se retrouve en première ligne à Vimy (Pas-de-Calais). Du 26 juin au 27 juillet, il subit une peine de prison pour un motif inconnu, qu’il purge au camp britannique de Boulogne-sur-Mer. Fin août 1918, Vaché réintègre l’armée française et est affecté au 14e Escadron du Train des Équipages Militaires. Il occupe la fonction de vaguemestre à la Direction du Service des Routes Militaires dans le secteur postal 178, celui du quartier général de la VIe armée à Château-Thierry. Il est à ce poste lorsqu’il participe à la libération de la Belgique, d’où il écrit sa dernière lettre connue à André Breton, avec le texte Blanche acétylène, qui préfigure l’écriture surréaliste.

Vaché est affecté à Nantes au début janvier 1919 auprès des troupes étatsuniennes basées à Saint-Nazaire. Il retrouve plusieurs Sârs et camarades de lycée. La nuit du 5 au 6 janvier, après avoir passé la soirée au théâtre de l’Apollo, rue Racine, Vaché et ses amis se rejoignent dans la chambre n° 34, retenue par l’un d’eux, Paul Bonnet, à l’hôtel de France, place Graslin. Vaché a apporté de l’opium, que les amis essaient de fumer sans pipe adéquate. Ils décident de l’ingérer. Le 6 au matin, ils ne sont plus que trois : Bonnet, Vaché et Woynow, un soldat étatsunien. Dans l’après-midi, celui-ci se réveille, constate le décès de Bonnet et l’état inquiétant de Vaché, qui meurt malgré l’intervention d’un médecin. La presse nantaise se fait durant plusieurs jours l’écho de cette mort tragique, qu’elle présente systématiquement comme un accident.

Dès juillet 1919, Breton, bouleversé, décide de publier les lettres qu’il a reçues de Vaché avec Fraenkel et Aragon, dans leur revue, Littérature. Puis en septembre, Breton réunit cette correspondance en un volume qu’il préface et baptise Lettres de guerre. Il assure ainsi l’entrée de Vaché dans le panthéon littéraire des avant-gardes. En 1921, Aragon publie son roman à clés sur l’histoire de l’avant-garde littéraire contemporaine, Anicet ou le panorama, roman. Vaché, sous son dernier pseudonyme d’Harry James, y occupe une place centrale. Dans une interview à la fin des années 1970, Philippe Soupault évoque encore l’irruption de Dada en réaction à la Première Guerre mondiale en rappelant l’importance de la figure de Vaché. En mai-juin 1919, avec Philippe Soupault, Breton a écrit le premier texte surréaliste mettant en pratique l’écriture automatique. L’ouvrage paraît en mai 1920 sous le titre Les champs magnétiques et est significativement dédié à Vaché. Breton fait rapidement de l’auteur des Lettres de guerre une figure de référence pour le surréalisme. « Vaché, Cravan, deux météores, deux étoiles fixes au ciel du surréalisme », écrit Maurice Nadeau. Vaché, qui oppose à tous la « désertion à l’intérieur de soi-même » et n’obéit qu'à une loi, « l’umour (sans h) », entre de plain-pied dans la légende.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Lettres de guerre 1914-1918 (Gallimard, 2018), Les Solennels, avec Jean Sarment, textes et dessins inédits (Éditions Dilecta, 2007), En route, mauvaise troupe, Jean Bellemère, Pierre Bissérié, Eugène Hublet et Jacques Vaché (Le Chien Rouge, 2006).

À consulter : Christian Gury, Le poète étranglé (Non Lieu, 2013), Bertrand Lacarelle, Jacques Vaché (Grasset, 2005), Stéphane Pajot, La mort de Jacques Vaché (Éditions D’Orbestier, 2002), Michel Carassou, Jacques Vaché et le groupe de Nantes (Jean-Michel Place, 1986), Jean Sarment, Cavalcadour (J.-C. Simoën, 1977), Jean Sarment, Jean-Jacques de Nantes (Plon, 1922).

Film : Rémy Ricordeau, Sur le passage de Jacques Vaché à travers une très courte unité de temps (Collection Phares, Sevendoc, 2023).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes bretons pour une baie tellurique n° 57